Bien le bonjour Flora Tristan, bien le bonjour !

Votre retour coïncide sans doute avec une période d’incertitudes politiques, d’angoisses sociales, de nationalisme insupportable et de repli sur soi. 

 

cQuel plaisir de vous revoir ! La dernière fois que nous vous avions rencontrée, c’était dans les années 1968-1970. Vous étiez sur les barricades, sur les murs de la Sorbonne, dans les tracts, au côté de Marx, Trotzki, Mao, Guevarra ou Ho Chi Minh. Etrange cohabitation ! Et le Mouvement de Libération des Femmes, le célèbre M.L.F, vous avait accrochée dans la galerie des portraits de famille au même titre qu’Olympe de Gouges, Louise Michel ou Alexandra David Neel : une sorte de grand-mère du féminisme ! Mais le temps des cerises était terminé et nous respirions après le corsetage du puritanisme gaullien. Après…de nouveau la routine, plus d’envolées lyriques. Le train-train. Et vous étiez repartie vers votre passé engagé et aventureux. Là où ça tanguait un peu. Vous revoilà ! Chic ! Vous réapparaissez dans une biographie qui vous est consacrée sous la plume de Brigitte Krulic, professeure des universités à Paris X-Nanterre, spécialiste d’Histoire des idées, aux éditions Gallimard.

Votre retour coïncide sans doute avec une période d’incertitudes politiques, d’angoisses sociales, de nationalisme insupportable et de repli sur soi. Vous venez nous réveiller, vous qui n’avez cessé d’être dans l’action, jusqu’à votre disparition précoce d’une congestion cérébrale à Bordeaux, à 41 ans ( 1803-1844 ) au cours du célèbre tour de France durant lequel vous cherchiez à pousser les ouvriers à s’unir pour faire valoir leurs droits. Mourir, quand on a une vie si belle , quelle dérision ! Au cœur d’un 19 ème siècle où l’utopie fleurit face à un capitalisme sauvage.

Je dois vous avouer que votre vie me fascine sur un plan particulier : celui du destin de ce que l’on appelait auparavant les « bâtards » et maintenant les enfants « naturels », souvent issus de milieux sociaux très différents et qui se trouvent dans l’alternative permanente d’un choix qui les déchire. Nous ne citerons pour exemple que Jeanne d’Arc, Olympe de Gouges, Louise Michel, et, du côté masculin , Aragon poussé à la tactique du « mentir vrai », conséquence de sa bâtardise. Vous-même êtes issue de l’union d’un aristocrate péruvien et d’une femme née dans un milieu beaucoup plus modeste. Vous prendrez conscience de votre statut de bâtarde car votre état civil ne figure pas sur les registres de l’administration française. En 1830, vous vous rendez au Pérou pour tenter de convaincre votre oncle paternel de ne pas vous priver de votre héritage, mais vous en reviendrez bredouille. La vie compliquée se poursuit et, quelques années plus tard, vous manquez de vous faire assassiner par votre mari, un ouvrier graveur, dont vous étiez l’apprentie et qui n’avait supporté ni la séparation de corps décidée par un jugement du tribunal, ni le fait de ne pas bénéficier de la garde de votre dernière fille. Une préfiguration, en fait, de ce qu’on appelle aujourd’hui le féminicide. Contrairement aux républicains qui militaient pour le passage du suffrage censitaire au suffrage universel – uniquement masculin- vous cherchiez l’émancipation des hommes et des femmes et la reconnaissance du divorce, interdit depuis 1816.

Ces événements vont vous inciter dans cette Monarchie de juillet, à vous lancer dans la défense des ouvriers et des femmes, dans un contexte où le Code Civil napoléonien considère toujours les femmes comme d’éternelles mineures. Côté social, l’industrialisation, elle aussi, accélérait une nouvelle misère urbaine. Vous allez militer pour l’union des ouvriers de « tous les états », c’est-à-dire de toutes les professions, au-delà des réflexes de défense d’un seul métier.

Vous êtes une grande voyageuse et vos analyses sur le monde et l’Europe ne prennent pas de rides, notamment votre étude sur la misère ouvrière à Londres. Etre à cheval sur deux milieux sociaux, sur deux statuts : intellectuelle et militante, vous poussait parfois à des agacements : vous qui vous épuisiez à promouvoir les droits des ouvriers partout en France, vous fulminiez contre l’inertie et parfois la bêtise du prolétariat. Vieux réflexe aristocratique et de femme pressée qui doit traîner des gens peu volontaires vers le militantisme socialiste. Vous êtes une romantique humaniste en fait ! Une représentante du socialisme utopique, si éloignée du socialisme scientifique marxiste-léniniste qui allait s’imposer.

Juste un souhait Flora : Que vous aimiez voyager, d’accord, mais ne vous éloignez pas trop rapidement de nous, car nous avons besoin de vos rêves !

Michel Baron