Edito de novembre 2020

« Le monde ne marche que par le malentendu. C’est par le malentendu universel que tout le monde s’accorde. Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s’accorder. L’homme d’esprit, celui qui ne s’accordera jamais avec personne, doit s’appliquer à aimer la conversation des imbéciles et la lecture des mauvais livres. Il en tirera des jouissances amères qui compenseront largement sa fatigue »

Charles Baudelaire, « Mon cœur mis à nu : journal intime » (1887)

 

 

Dans un (court) texte dédié à l’humour[1], Freud cite l’histoire du condamné que l’on conduit le lundi à la potence et qui dit : « la semaine commence bien ».

Ces quatre mots – et le contexte dans lequel ils s’inscrivent – suggèrent deux aspects essentiels de l’humour : un pouvoir de consolation, par lequel on s’amuse à tenter de se jouer du destin en sortant de soi-même, et une dimension incantatoire, comme une tentative pour conjurer ou détourner le mauvais sort.

Dans une période marquée par le retour des mots en « isme » (séparatisme, islamisme, islamo-gauchisme, relativisme, irrationalisme, etc.), l’humour est sans doute le meilleur pied de nez à l’adversité, aux menaces de mort, aux deuils.

Tandis qu’on en appelle, au plus haut niveau de l’Etat, à la résilience de la Nation, l’humour et le rire fédèrent, tout en nous éloignant – au moins provisoirement – de nos attaches et de nos sujétions, en se jouant de nos différences d’interprétation.

Le rire serait-il Républicain ? Si la réponse ne va pas de soi, force est de constater, lorsque l’on mobilise nos souvenirs personnels, que les vertus pédagogiques de l’humour ne sont pas toujours explorées par les Académies. Il faut croire que la Chaire est triste, surtout pour ceux qui ont lu tous les livres…

Les livres ? Précisément, lorsque l’épidémie de COVID a fait irruption dans nos vies, la relecture de Camus s’est souvent imposée, sans avoir conscience que certains passages de « La Peste » allaient nous glacer le sang :

« Mais il vient toujours une heure dans l’histoire où celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort. L’instituteur le sait bien. Et la question n’est pas de savoir quelle est la récompense ou la punition qui attend ce raisonnement. La question est de savoir si deux et deux, oui ou non, font quatre. »

Parmi d’autres enseignements et son courage, Samuel Paty nous a légué le refus de la dictature des sensibilités, de la tyrannie des susceptibilités et l’idée féconde que l’autocensure demeurera toujours la plus redoutable des censures.

L’attaque va d’ailleurs bien au-delà de la « liberté d’expression » ou de la « liberté d’enseigner » – comme l’a pourtant titré un grand hebdomadaire : elle porte sur l’instruction, sur la transmission de connaissances, sur des savoirs.

Même si elle choque, même quand elle blesse, la contradiction n’a jamais tué personne.

Même limité par la COVID, même agressé par le terrorisme islamiste, même malmené par les réseaux sociaux, l’espace public demeure l’un de nos biens les plus vitaux.

C’est cet espace public et la liberté de parole qui sauveront notre démocratie.

Allez, pour dissiper les pensées mortifères et conjurer les pessimismes de tous ordres, je vous propose un dernier trait (littéralement) d’humour :

Attaqué par les indiens, un homme agonisant se présente au docteur, une flèche en pleine poitrine :

« Ça doit vous faire un mal de chien ? » demande le docteur.

 

« Non, répond l’homme : seulement quand je ris ».

Edouard Habrant

Le 2 novembre 2020

[1]« L’inquiétante étrangeté et autres essais »