Idées

L’AVENIR D’UNE ILLUSION

Nous avons été nombreux à croire – et j’en étais moi-même – que l’économie du savoir avait clairement sonné le glas de l’ère industrielle. Finies les amours immodérées de la classe ouvrière, des pauvres du Tiers-Monde, du monde soviétique et de ses épigones. Finis le communisme et le socialisme, ou, comme disait Fukuyama, finie l’Histoire. On avait même en Richard Florida, universitaire nord-américain, le nouveau Marx qui annonçait l’émergence (The Flight) de la classe créative, nouvelle classe des nouveaux producteurs de richesses, alors que les anciens ouvriers étaient relégués aux confins du monde, en Inde, en Chine ou en Indonésie et chez nous, condamnés au chômage et à l’exclusion sociale. Mieux, Florida théorisait l’apparition des villes créatives, nouvelles métropoles du savoir qui, sur leur territoire, étaient capables d’attirer cette classe créative, avec ses modes de vie, la tolérance, les gays, sa culture et ses groupes rock, bref, une manière de vivre à la californienne. Cette pensée, somme toute assez répandue, faisait la renommée des grandes métropoles dans le monde en un réseau de belles villes modernes, Chicago, Los Angeles, Montréal, Londres, Tokyo ou Paris.

En France même, un réseau de grandes villes de second rang, après Paris, constituait la nouvelle ossature du pays. Il suffit de se remettre en mémoire les arguments des villes candidates au titre de Capitale européenne de la Culture, Lille, Marseille, ou seulement prétendantes, Lyon, Bordeaux, voire aujourd’hui Clermont-Ferrand, pour comprendre l’attractivité de cette belle illusion que le développement par la créativité ou la culture. La Fondation Terra Nova, proche des socialistes, avait même préconisé pour le PS l’éloignement de la classe ouvrière et le rapprochement des nouveaux créateurs de richesse, par le savoir, cette fameuse « classe créative ».

L’ouvrage de Pierre Vermeren, paru chez Gallimard en 2021, L’impasse de la métropolisation, (le Débat) tombe à pic pour faire le point sur cette question par l’angle de l’urbain. Dans un premier temps, Vermeren présente les étapes, dans le monde et en France, de cette tendance lourde des sociétés occidentales à « métropoliser ». On ne partage pas complètement son analyse de l’exception française, loin s’en faut. Il suffit de regarder l’évolution comparable de Montréal par exemple. Mais peu importe ici. Partie du modèle parisien pendant les débuts de la Ve République, la métropolisation à la française a permis de structurer des métropoles de second rang, tout cela renforcé par la nouvelle répartition des régions effectuée – un peu à la va-vite – par François Hollande. Machine à structurer, la métropolisation a été aussi une machine à éjecter : les classes populaires, ainsi que les classes moyennes ont été en grande partie exclues des centres-villes. Vermeren analyse la crise majeure des gilets jaunes comme la conséquence évidente de ce phénomène : la crise des exclus. A l’inverse, les « Bobos » (Bourgeois-Bohêmes) ont conquis les métropoles et leurs centres, y introduisant leurs modes de vie, le tramway, le vélo, le verdissement. Il ne s’étonne pas de ce qui est en revanche étonnant : aux classes populaires et moyennes le glissement à droite vers les populismes, elles qui votaient communiste ou socialiste, aux « bobos » le vote d’abord à gauche (Paris), puis écologiste, jusqu’à prendre quelques grandes villes : Lyon, Bordeaux, Grenoble, Lille ratée d’un poil. La tendance à la victoire de l’Ecologie politique signe deux choses, selon Vermeren : tout d’abord, l’enfermement des élites, socialistes au premier chef, dans le libéralisme économique. Plus ! Les « yupies » des métropoles construisent, dit-il, l’écologie comme barrière sociale, structurant le parti de la vertu en parangon de la société : le développement des zones forestières en ville, la végétalisation contribuant à chasser vers les périphéries, les pauvres ou les classes moyennes. Oserait-on aujourd’hui, avec humour, rajouter la condamnation du foie-gras ? Mais l’analyse de Vermeren ne sonne pas la charge contre cette tendance lourde de la métropolisation. Elle lance plutôt l’alerte contre l’aspect le plus dangereux de ce mouvement : le repli sur la ville métropolisée, surtout le danger majeur pour la démocratie et la République.

 

Voici trois traits essentiels des effets délétères de la métropolisation :

 

  • Le suréquipement des métropoles, qui, pour favoriser la disparition progressive de la voiture, vont investir dans des équipements coûteux (trains, tramway), inutiles au plus grand nombre : il suffit d’observer d’une part l’organisation du Grand Paris, ou le doublement du « Ring » de Brest pour s’en convaincre.
  • L’extension de la superficie des métropoles qui, pour environ 10% de la population française occupent près de 30% du territoire. Et Vermeren de dénoncer vivement le gaspillage spatial que cela représente, pour des gens qui sont sensés faire de l’écologie vertu !
  • Surtout, Vermeren insiste sur la disparition dans les Métropoles des modalités de choix et de décision des populations concernées, pour les éléments structurants de ces territoires : plusieurs débats en cours sur l’interdiction de la voiture à Lyon ou à Grenoble en sont la preuve. D’autant plus que, le pouvoir des métropoles étant au second degré, les populations sont éloignées des décisions. Comment s’étonner dès lors, dit Vermeren, que ces populations désertent les urnes ou se tournent vers les populistes ?

Le résultat patent de cette évolution profonde serait un grand clivage de nos sociétés démocratiques, constaté par ailleurs par Fourquet (*) par exemple.

En conclusion de cet ouvrage décapant, Vermeren d’affirmer l’impasse urbaine et démocratique de la métropolisation. Il en appelle à un autre débat, pour le développement et la restructuration du territoire national.

Il est temps en effet de repenser ce qui s’est fait tout seul ou sans réflexion démocratique et partagée. Il est temps de repenser l’aménagement du territoire.

Pierre Yana

L’impasse de la métropolisation, Pierre Vermeren.
Le Débat, Gallimard 2021

Bibliographie :

* Jérôme Fourquet, L’archipel français, Seuil 2019

LE VOYAGE : UNE TRANSCENDANCE OU UNE BEREZINA ?

« Un voyage est une folie qui nous obsède, nous emporte dans le mythe »
Sylvain Tesson.

Sylvain Tesson, l’écrivain-voyageur a le talent du conteur : il sait nous entraîner sur les pas de la grande armée napoléonienne durant la campagne de Russie et participer à l’approche silencieuse de cette panthère des neiges qui lui valut le Prix Renaudot en 2019, mais il a surtout une vision sur le voyage qui transcende la simple aventure en recherche du sens, du « pourquoi ai-je envie de boucler mon sac à dos ? ». L’auteur y répond ( 1 ) : « L’imagination transporte le voyageur loin du guêpier où il s’est empêtré…L’homme n’est jamais content de son sort, il aspire à autre chose, cultive l’esprit de contradiction, se propulse hors de l’instant. L’insatisfaction est le moteur de ses actes. « Qu’est-ce que je fais là ? » est un titre de livre et la seule question qui vaille ».

Pour partager cette réflexion nous pourrions l’intituler : avant et après. L’un fait appel au voyage pour une construction du réel, l’autre intériorise le voyage dans le sens où Arthur Rimbaud disait : « Je me voyage ». Voyage intérieur qui a pour but de chercher un dialogue avec une puissance spirituelle qui serait au-delà de nos limitations, même si le philosophe indien Sri Aurobindo nous met en garde en écrivant :« Sans doute est-il difficile d’harmoniser la vie divine avec la vie humaine, difficile d’être en Dieu et pourtant de vivre en homme, mais justement, nous sommes ici-bas pour résoudre la difficulté, non pour la fuir ». Mais, cette dimension du voyage intérieur à laquelle nous faisons si souvent référence dans nos rituels, ouvre le champ à une autre perspective fondamentale : celle de la liberté du sujet face à la servitude : pour voyager à l’extérieur ou à l’intérieur, il convient d’être libre, sinon le voyage devient celui de la servitude du galérien ! L’incontournable « Liberté de passer » ( qui est aussi une liberté de pensée ! ) est le viatique essentiel, la condition première pour nous mettre en route et aller vers l’inconnu. Pour se libérer de la contrainte, l’éthique de Spinoza nous en montre le chemin, surtout dans la quatrième et la cinquième parties intitulées : « De la servitude de l’homme » et « De la liberté de l’homme », où il convie le sujet à se resituer comme partie intégrante de la nature et à ne plus vivre une culpabilité par rapport à une figure divine. L’homme n’est pas un empire dans un empire, il n’est qu’une chose de la nature, qu’un mode de la nature et Spinoza nous dit qu’une chose naturelle ne se propose point de fin car l’ordre de la nature ne comprend point de fin. Faut-il faire exception pour la fin morale ou faut-il considérer que cette fin n’importe pas à la nature, qui l’ignore et ne s’en soucie pas ? Faut-il considérer que le projet de salut est lui-même complètement subjectif, émotionnel, et qu’il n’a selon l’être aucun sens ? La réponse en est : « Deus sive natura », « Dieu c’est-à-dire la nature ». Alors, nous sommes déjà dans l’éternité du cosmos et cela nous rend libres de parcourir le monde.

Le voyage ne s’épuise pas dans une destination mais s’éprouve dans un parcours. Ce que nous rappelle Georges Picard quand il écrit ( 2 ) : Je me méfie des expéditions lointaines entreprises par des voyageurs incapables de faire le tour de leur chambre. Ce qu’on ne sait pas découvrir à deux pas de chez soi, on ne le trouvera pas mieux aux antipodes. » Notre condition humaine s’apparente à celle de « vagabonds approximatifs ». Le voyage est avant-tout la métaphore d’une liberté d’être soi, à soi et en soi, l’expérience d’une disparition. Voyager c’est apprendre à perdre et à se perdre. Ce qu’écrit le philosophe Pierre Sansot ( 3 ) : « L’homme qui va quelque part nous intéresse médiocrement. Sa démarche répond à une fonction précise : des besogneux du chemin. Je préfère celui qui ne sait pas où il va, incapable de nous préciser une quelconque destination. Tout lui est encore possible. C’est le destin et non l’accomplissement d’une tâche qui aura guidé ses pas jusqu’à terme ». Comme disait Gaston Bachelard, l’homme devenu sage est quelqu’un qui découvre une autre joie « d’habiter le coin ». C’est Ulysse qui, après les aventures et mésaventures de ses voyages que nous connaissons, revient à Ithaque, au centre de la roue qui, elle, continue de tourner. Il n’y a pas d’Ithaque hors d’Ithaque nous dit Homère. Le voyage n’est qu’une préparation à l’immobilité et au silence de la méditation . Le voyage n’est en lui-même qu’un passage entre les illusions du réel et la véracité des rêves. Le marcheur devient alors un colporteur des significations enfouies, passeur des messages contenus dans le silence apparent des choses. Il devient l’artisan d’une « rhétorique déambulatoire » qui se situe au-delà de l’étreinte des concepts et des jargons. Le poète taoïste Li-Tseu écrit ( 4 ) : « Hou Kieou-Tseu dit : « Quel est le but suprême du voyageur ? Le but suprême du voyageur est d’ignorer où il va. Le but suprême de celui qui contemple est de ne plus savoir ce qu’il contemple. Chaque chose, chaque être est l’occasion de voyage, de contemplation. Voilà ce que j’appelle voyage, voilà ce que j’appelle contempler. C’est pourquoi je dis : « Voyage en fonction du but suprême » .

 

C’est la redécouverte en soi de ce qui demeure notre fidèle compagnon : le chemin. On the road again mes Soeurs et mes Frères !

 

Michel Baron

Berezina. Sylvain Tesson
Chamonix. Editions Guérin. 2015. N°6105 Folio Livre de poche

205 pages.

NOTES.

 

  • ( 1 ) Tesson Sylvain : Bérézina. Chamonix. Ed. Guérin. 2015. ( Page 19 ).
  • ( 2 ) Picard Georges : Le vagabond approximatif. Paris. Ed. José Corti. 2001. ( page 7 ).
  • ( 3 ) Sansot Pierre : Chemins aux vents. Paris. Ed. Payot. 2000. ( Page 180 )
  • ( 4 ) Li-Tseu : Sur le destin. Paris. Ed.Gallimard. 1961. ( Page 23 ).

 

BIBLIOGRAPHIE

 

  • Bachelard Gaston : La poétique de l’espace. Paris. PUF. 2020.
  • Golovanov Vassili : Eloge des voyages insensés, ou l’île. Paris.Ed. Verdier. 2008.
  • Gracq Julien : Préférences. Paris. Ed. José Corti. 1989.
  • Rancière Jacques : Le temps du paysage. Paris. Ed. La Fabrique. 2020.
  • Sansot Pierre : Le goût de la conversation. Paris. Ed. Desclée de Brouwer. 2003.
  • Sansot Pierre : Du bon usage de la lenteur. Paris. Ed. Payot. 1998.
  • Sansot Pierre : Il vous faudra traverser la vie. Paris. Ed. Grasset. 1999.
  • Sansot Pierre : Les pilleurs d’ombres. Paris. Ed. Payot. 1994.
  • Sansot Pierre : Chemins aux vents. Paris. Ed. Payot. 2000.
  • Sansot Pierre : Paysages de l’existence. Infolio. 2015.
  • Sansot Pierre : Poétique de la ville. Paris. Ed. Payot. 1971.
  • Sansot Pierre : Les gens de peu. Paris. PUF. 1991.
  • Sansot Pierre : Les formes sensibles de la vie sociale. Paris. PUF. 1986.
  • Sansot Pierre : Ce qu’il reste. Paris. Ed. Payot. 2006.