Idées

LE BONOBO TRAITE MIEUX SA FEMELLE QUE L’HOMME !


« Le pathétique de l’amour consiste dans une dualité insurmontable des êtres. C’est une relation avec ce qui se dérobe à jamais. La relation ne neutralise pas ipso facto l’altérité, mais la conserve. Le pathétique de la volupté est dans le fait d’être deux. L’autre en tant qu’autre n’est pas ici un objet qui devient nôtre ou qui devient nous ; il se retire au contraire dans son mystère. Ce mystère du féminin-du féminin autre essentiellement-ne se réfère pas non plus à quelque romantique notion de la femme mystérieuse, inconnue ou méconnue »

Emmanel LEVINAS
( Le temps et l’Autre )

Incontestablement, Pascal Picq attire les foules : la sortie de son dernier ouvrage a posé, en dehors des difficultés de la pandémie, des problèmes d’approvisionnement dans les librairies ! Le journal Le Monde vient de lui faire aussi l’honneur d’un long entretien ( 1 ). Ses publications déclenchent toujours un intérêt causé par une érudition certaine et une écriture à la portée de tout lecteur, avec aussi une pincée d’humour, ce qui ne gâche rien ! Ce livre revêt aussi une grande importance pour nous qui mettons un point d’honneur à défendre la mixité et l’égalité des sexes en matière de droits , tout en nous interrogeant sur l’origine des discriminations.

Pascal Picq, né le 22 janvier 1954 à Bois-Colombes, est paléoanthropologue, maître de conférence au Collège de France et, à plusieurs reprises dans ses écrits, il va s’interroger sur le statut de la femme à travers l’évolution qui nous conduit du singe à l’homme, avec cette question récurrente : le statut de la femme et la violence dont elle est victime sont-ils une fatalité évolutive ou une invention culturelle ? Il écrit ( Page 59 ) : « Nous appartenons à l’ordre zoologique des primates, des mammifères fondamentalement adaptés à la vie dans les arbres. Il présente la plus grande diversité de systèmes sociaux avec deux extrêmes : d’un côté les lémuriens avec une tendance à la domination féminine et, de l’autre, les grands singes, dont l’homme, avec une domination et une coercition masculines très marquées. Des lémuriens aux humains en passant par les singes, y aurait-il une tendance évolutive favorisant à la fois la domination et la coercition masculine ? Voilà qui s’accorderait avec l’icône de l’hominisation s’appuyant sur les seuls mâles, avec l’idée que, après tout, il fallait en passer par là pour atteindre les plus hautes marches de l’évolution. C’est loin d’être aussi simple. L’icône se brise en raison de ce qu’est l’évolution. C’est ce que révèle l’éthologie ».

La présence nouvelle de femmes dans les domaines scientifiques relevant de la recherche des origines comme l’éthologie bouscule le sens des orientations précédentes et fait que la vision de la cellule familiale dans les années 1950-1960 n’est plus recevable : la femme reste à la maison et l’homme au travail. Elle doit rester dans le confort sécurisé de la maison et éviter de sortir dans le monde hostile des autres hommes tandis que son compagnon et protecteur mâle pourvoit à tous ses besoins et à tous ses rêves ! Les causes principales du malheur des femmes sont d’ordre culturel. Le pire ennemi de la femme, c’est l’homme. Une partie de l’idéologie de la domination masculine s’appuie sur la division sexuelle des tâches, les hommes monopolisant les outils et les techniques les plus valorisés. Dans cette représentation idéologique, nous retrouvons la caricature de l’homme-chasseur et utilisateur d’outils en oubliant qu’au néolithique la femme partage toutes les activités des hommes, chasse comprise . Côté singes, nos chers ancêtres, se pose d’emblée une question qui se rattache à nous : est-ce que les premiers représentants de la lignée humaine étaient plutôt dominés par les femelles, comme chez les bonobos, ou plutôt coercitifs envers les femelles, comme chez les chimpanzés et les hommes actuels ces derniers étant les mammifères, de loin, les plus dangereux de la création ? Cependant, il ne faut pas confondre contrainte et déterminisme : il y a toujours des variations, sinon toute évolution serait impossible.

Les singes et les grands singes comptent environ 120 à 140 espèces avec différentes formes de culture et d’organisation sociale. Ce sont eux qui sont les plus proches de nous, notamment les chimpanzés, sans doute par hybridation. Issus de cette hybridation, les hominoïdes seront le « chaînon manquant » avant de disparaître eux-mêmes dans le sapiens, notre ancêtre, à la faveur de changements climatiques. La violence peut aussi s’expliquer par le fait que seulement 10 % des mammifères vivent dans des systèmes sociaux stables avec une tendance à la famille monoparentale, contrairement à la définition de la monogamie : des liens de couple, la surveillance du partenaire, l’attachement émotionnel et les soins parentaux.

Chez nos ancêtres chimpanzés existent deux espèces : les robustes et les graciles ou bonobos. Les premiers sont d’une violence extrême dans le comportement avec les femelles alors que les bonobos ont une attitude d’égalité et de répartition des tâches, notamment en matière de garde et de soins aux petits. Une question se pose : de ces deux races qu’elle est la plus proche de l’homme ? Pascal Picq répond ( Page 145 ) : « Dans la nature actuelle, cela ne fait aucun doute, ce sont les chimpanzés avec leurs manières de brutes…Si elles se comportaient plutôt comme les chimpanzés, on peut dire que les femelles bonobos s’en sont bien sorties, mais pas les femmes » ! Mais, en même temps, l’auteur nous laisse entendre que chez ces singes semblables biologiquement, tout est question d’éducation, comme nous le rappelle la psychanalyste et philosophe Cynthia Fleury, dans son dernier ouvrage ( 2 ) : « L’éducation est un enseignement de la séparation, de cette aptitude à produire un jour une autonomie, consciente de son interdépendance, mais consciente également de sa solitude réelle. Ce jeu subtil de l’apprivoisement de la distance, de la coupure, de la symbolisation, autrement dit ce qui permet de couper sans faire disparaître, ce qui permet de maintenir la présence de ce qui est absent, c’est bien cela aussi qui est déficitaire dans le ressentiment ». Si des sociétés de grands singes se sont organisées différemment malgré leurs contraintes phylogénétiques respectives, par exemple la différence entre les chimpanzés et les bonobos, pourquoi n’en serait-il pas de même dans les sociétés humaines, notamment grâce au langage et à la culture ?… Hélas, on ne peut que constater un échec de la symbolisation : malgré le langage, l’homme en est resté à des comportements plus simiesques que les intéressés eux-mêmes !

Ce n’est vraiment qu’en 1980 que seront établies les relations phylogénétiques entre l’homme et les grands singes grâce à de nouveaux moyens scientifiques que Darwin ne possédait pas. Grâce à ces recherches on a pu établir nos origines africaines vers 6 millions d’années, avec un ancêtre commun partagé ( DAC : dernier ancêtre commun ) avec les chimpanzés et les bonobos. Aujourd’hui, ne survivent que trois espèces d’hominidés : les chimpanzés, les bonobos et les hommes. Pascal Picq parle d’un « utérus culturel ».

Cependant, des hypothèses idéologiques viennent se greffer sur la question, notamment celle de l’existence d’un matriarcat magnifié, image d’un paradis terrestre, précédant l’âge patriarcal où nous sommes toujours. Hypothèse qui n’est nullement prouvée, si ce n’est dans des groupes très restreints. L’évolution sociétale ou révolutionnaire, n’alla nullement dans ce sens ( Page 269 ) : « Les Lumières et la Révolution française tuent dans l’oeuf – non sans couper quelques têtes comme celle d’Olympe de Gouges – les espoirs d’une égalité de droit pour les femmes. Puis le code Napoléon les places sous la responsabilité du paterfamilias et les renvoie dans une longue dépendance infantile, sanctionnée par un enfermement domestique de plus de cent cinquante ans, tandis que les maris jouissent ouvertement du sexe extraconjugal dans les maisons closes ».

A part quelques groupes humains, le matriarcat ne s’exerce que chez les bonobos avec une transmission de mère à fils (ce sont en effet les femelles qui désignent les mâles dominants tout en conservant le pouvoir que leur donne cette nomination). Darwin lui-même fera ce constat amer ( Page 291 ) : « les hommes à l’état sauvage maintiennent les femmes dans un état de servitude bien plus abject que ne le font les mâles des autres espèces ». La théorie de Jean-Jacques Rousseau sur le « bon sauvage » en prenait un coup ! A quelle époque s’est effectuée la fameuse « division des tâches » chère à Karl Marx , alors que nous savons que dans certaines races de grands singes ( les bonobos encore aujourd’hui ) et chez les premiers hommes, dans certaines tribus, les tâches étaient partagées ? Emmanuel Lévinas nous dit d’ailleurs que l’altérité absolue ne condamne pas à la coercition ( 3 ) : « Quelle est l’altérité qui n’entre pas purement et simplement dans l’opposition des deux espèces du même genre ? Je pense que le contraire absolument contraire, dont la contrariété n’est affectée en rien par la relation qui peut s’établir entre lui et son corrélatif, la contrariété qui permet au terme de demeurer absolument autre, c’est le féminin ». Le « propre de l’homme » n’a pas grand-chose à voir avec une « nature » mais avec des cultures patriarcales qu’il s’est inventées et qui sont encore plus saillantes quand on les compare avec les chimpanzés.

C’est au moment de la naissance de l’agriculture que va se produire un net clivage : la propriété et l’accumulation de richesses alimentaires vont statufier les rôles et fixer une idéologie patriarcale ( cosmogonies, mythes, religions, philosophies, littérature, histoire, politique, etc… ) Cette tendance coercitive envers les femmes se retrouvera en priorité au Proche-Orient et dans le bassin méditerranéen. Mais elle s’étendra par rapport à des conquêtes sur d’autres régions et s’enracinera profondément au néolithique. En retenant cependant que depuis les premiers hommes jusqu’au paléolithique moyen, il y a toujours eu coexistence de plusieurs espèces humaines contemporaines, mais que le Sapiens va les absorber par la violence, lui-même étant le descendant direct des chimpanzés violents ou des bonobos plus tolérants par rapport aux femmes. Toutes les espèces humaines se sont diversifiées à partir de nos origines communes avec les chimpanzés, notamment sociales et ce, entre 5 et 7 millions d’années en Afrique.

Comme l’avaient écrit Marx et Engel, la condition des femmes se trouve à l’origine de toutes les inégalités dans les sociétés humaines et leur évolution. Les civilisations ne sont pas les amies des femmes !

Pascal Picq conclut son passionnant ouvrage en disant ( Page 424 ) : « L’antagonisme sexuel de la domination masculine fait des femmes opprimées et des hommes agressifs car se trouvant dans l’impossibilité culturelle de se montrer aimants. Il est grand temps de retrouver l’évolution qui a créé la femme »…

Un peu de douceur que Diable !

 

Michel BARON

Pascal Picq, Et l’évolution créa la femme- Coercition et violence sexuelle chez l’homme. Paris. Editions Odile Jacob. 2020, 462 pages.

 

NOTES

– ( 1 ) Le Monde : Mercredi 11 et jeudi 12 novembre 2020. (Pages 30 et 31 ).

– ( 2 ) Fleury Cynthia : Ci-gît l’amer – Guérir du ressentiment. Paris. Ed. Gallimard. 2020. ( Page 90 )

– ( 3 ) Lévinas Emmanuel : Le temps et l’autre. Paris. PUF. 1983. ( Page 77 )

BIBLIOGRAPHIE

De Waal Frans : La politique du chimpanzé. Paris. Ed. Odile Jacob. 1995.

De Waal Frans : Le singe qui est en nous. Paris. Ed. Fayard. 2006.

– Dumézil Georges : L’idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens. Paris. Ed. Gallimard. 1968.

Lemoine-Luccioni Eugénie : Partage des femmes. Paris. Ed. Du Seuil. 1976.

Patou-Mathis Marylène : L’homme préhistorique est aussi une femme. Une histoire de l’invisibilité des femmes. Paris. Ed. Allary. 2020.

Picq Pascal : L’intelligence artificielle et les chimpanzés du futur. Pour une anthropologie des intelligences . Paris. Ed. Odile Jacob. 2019.

Picq Pascal : Qui va prendre le pouvoir ? Les grands singes, les hommes politiques ou les robots ?. Paris. Ed. Odile Jacob. 2017.

Picq Pascal : Le retour de Madame Néandertal. Comment être sapiens ? Paris. Ed. Odile Jacob. 2015.

Picq Pascal: De Darwin à Lévi-Strauss. L’homme et la diversité en danger. Paris. Ed. Odile Jacob. 2013.

Picq Pascal: L’homme est-il un grand singe politique ? Paris. Ed. Odile Jacob. 2011.

Picq François : Il était une fois la paléoanthropologie. Quelques millions d’année et trente ans plus tard. Paris. Ed. Odile Jacob. 2010.

Picq Pascal : Le sexe, l’homme et l’évolution. Paris. Ed. Odile Jacob. 2009.

Picq Pascal: Lucy et l’obscurantisme. Paris. Ed. Odile Jacob. 2007.

Picq Pascal: Les Grands Singes. L’humanité au fond des yeux. Paris. Ed. Odile Jacob. 2005.

Picq Pascal: Les Tigres. Paris. Ed. Odile Jacob. 2004.

Picq Pascal : Au commencement était l’homme. De Tournai à Cromagnon. Paris. Ed. Odile Jacob. 2003.

Testart Alain : Avant l’histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac. Paris. Ed. Gallimard. 2012.

Testart Alain : l’Amazone et la Cuisinière. Paris. Ed. Gallimard. 2014.

 

L’ÉMANCIPATION PROMISE, PIERRE-ANDRÉ TAGUIEFF,

A la lecture du titre de cet essai, la première question qui se pose est la
suivante : l’émancipation, telle une terre promise, est-elle un mythe ? Mais le
sous-titre laisse entendre qu’une alternative est peut-être possible. Puis, dans
la découverte pas à pas de ce livre, le lecteur cerne chez l’auteur le refus de
souscrire inconditionnellement à l’idéal d’émancipation de l’époque des
Lumières qui, selon lui, s’est figé aujourd’hui en lieu commun désigné par le
terme « émancipationnisme ».

En effet, la religion du progrès qui a cours aujourd’hui, s’accompagnant d’un
éloge de l’individu sans attache, rejette les racines historiques de l’Humanité
dans un passé honteux. Même si l’auteur reconnaît des « émancipations
positives » comme celles des Juifs, des esclaves et des femmes, il nous invite à
la plus grande prudence vis-à-vis d’une vision universaliste de
« l’émancipation » qui justifierait le recours à la violence (voir Robespierre, le
communisme, l’islamisme …). N’oublions pas le message de Soljenitsyne
(résumé par Raymond Aron): « Ce que nous enseigne notre siècle, c’est le piège
mortel de l’idéologie, l’illusion de transformer d’un coup le sort des hommes et
l’organisation des sociétés par la violence
».

L’auteur résume ainsi ses craintes : d’abord une forme d’intolérance à l’égard
de ceux qui oseraient résister au devoir d’émancipation ; ensuite, l’avènement
d’une société mondiale d’individus également « émancipés », donc amputés de
leur histoire et de leur mémoire collective.

Comment résister à ce désir frénétique d’abolition des différences et des
identités ? En replaçant le principe d’émancipation dans le champ du discutable
selon les situations concrètes et en préférant le chemin modeste de la quête
philosophique à la frénésie moderniste. Pour terminer, P-A Taguieff, nous fait
quelques suggestions : « Remplacer le projet d’auto-transformassions par le
projet d’autolimitation […] : nous efforcer de penser librement, rechercher la
vérité et participer à la vie de la cité en vue du bien commun
». (Objectifs
familiers à tous les Francs-maçons!).

Voici maintenant mes impressions de lectrice : dès le début, la posture adoptée
par l’auteur « Penser contre soi-même » (inspirée des Mots de Sartre), m’est
apparue surprenante. L’auteur a-t-il vraiment évité de prendre parti en
rédigeant les 342 pages de son essai ? Il s’agit tout de même d’une mise en
garde contre l’instrumentalisation d’un concept (l’émancipation), qui rejoint les
ouvrages que P-A Taguieff a consacrés précédemment à l’illusion du progrès,
par exemple :Les Contre-réactionnaires. Le progressisme entre illusion et
imposture, Paris, Denoël, 2007. Je pense au contraire que l’auteur veut attirer
avec force l’attention du lecteur sur les dangers d’un « prêt à penser », qui
nous ferait croire à l’avènement immédiat d’une humanité meilleure.
Je conclurai donc que, mise à part l’utilisation fréquente de néologismes (qui,
pour moi, alourdissent son propos), le livre de P-A Taguieff L’Emancipation
promise constitue une base de réflexion tout à fait pertinente au moment même
où nous sommes confrontés à la reconstruction de notre société après la
pandémie.

Annette SIVADIER