Les valeurs maçonniques constitueraient-elles une réponse aux crises sociétales ?

Mes Très Chers Sœurs et Frères,

La question qui est proposée à notre réflexion implique de porter un regard sur les valeurs maçonniques et sur ce que sont les crises sociétales.

Ma thèse consiste à penser que depuis que l’humanité existe elle a évolué par crises, que la crise est l’état naturel de l’humanité.

L’histoire ne reprend que les crises : les guerres, les fléaux naturels, les crises économiques, sociales, les épidémies… l’histoire des époques au cours desquelles le temps s’écoulait doucement, sans conflit et dans la prospérité reste pour une grande partie encore à écrire.

La Franc-Maçonnerie voit le jour en des époques troublées, fin 17e début 18e siècles. Elle apporte un espace de stabilité dans un monde en complet bouleversement. Nous ne sommes pas si éloignés de cette situation et la question qui se pose est : sommes-nous capables aujourd’hui de rassembler ce qui est épars ?

Notre monde est-il si différent de celui d’hier ? C’est parce que notre regard se porte prioritairement sur l’Europe que nous sommes si bousculés par la guerre en Ukraine.

En réalité, depuis 1945, la guerre a toujours été présente.

Depuis 1945 il y a eu la guerre en Birmanie, en Colombie, au Venezuela, en Éthiopie, en Algérie, en Irak, au Soudan, au Kenya, en RDC, en Ouganda, en Ituri, au Mexique, au Yémen, en Tanzanie, en Syrie, et dans bien d’autres parties du monde !

En ce moment, le monde connaît une dizaine de guerres et une cinquantaine de conflits armés provoquant au moins 10 000 morts par an.

Actuellement les principaux conflits armés ont lieu, dans le désordre, en Éthiopie, au Yémen, au Ghana, en Afghanistan, où la situation des femmes et des filles est catastrophique, au Soudan, dont l’ONU disait tout récemment que le pays est au bord de la guerre civile totale et où les 2/3 de la population sont en urgence alimentaire, au Nigeria, au Myanmar (la Birmanie), où 4 millions d’enfants ne vont plus à l’école depuis deux ans, en Syrie, où manque l’aide alimentaire pour 15,3 millions de personnes, en RDC, en Haïti et en Ukraine.

Le conflit en Ukraine nous rappelle que l’idée selon laquelle l’Occident était définitivement à l’abri de la guerre sur son sol est fausse. Sur son sol, car l’Occident est et a été présent d’une manière ou d’une autre dans tous les conflits armés sur terre depuis la fin de la dernière guerre mondiale.

La situation de l’humanité est toujours instable, paradoxalement, l’on aborde peu, voire pas du tout, les conséquences de la guerre sur l’environnement comme si le réchauffement climatique était une affaire « civile » et que la production d’armes de plus en plus « efficaces » et polluantes ne posait aucun problème !

Quelle pourrait être la spécificité de l’approche franc-maçonne devant ces crises ?

Mon prédécesseur, Edouard Habrant, l’exprimait de la façon suivante :
« La démarche du Franc-Maçon consiste, en substance, à explorer le réel, les idées et les représentations à travers trois séries de relations : la relation à soi, la relation à autrui et le rapport au monde. »

Quelles que soient leurs obédiences, les Francs-Maçonnes et les Francs-Maçons ont en commun une volonté de se mettre à distance de leurs opinions, condition essentielle à l’exercice d’un esprit critique et à la réappropriation de soi.

C’est notamment par le doute que nous apprenons à nous défier de nous-mêmes et de nos convictions, étant rappelé qu’un grand nombre de ces convictions sont forgées dans des communautés morales.

Nous ne cherchons pas à structurer la société mais à permettre à chacun de conquérir son autonomie.

Notre objectif est donc de former des individus autonomes, capables de penser par eux-mêmes, de se libérer du joug des dogmes, quelles que soient leurs origines. Nous apprenons à réfléchir sur le temps long.

Cela peut sembler paradoxal de réfléchir aux crises, qui sont des explosions du quotidien, grâce à une méthode qui impose de se détacher des événements eux-mêmes pour mieux les analyser et y apporter des solutions.

La pire approche devant une crise est de réagir sous la pression de l’urgence sans prendre le temps d’analyser les racines qui l’ont provoquée et de ne pas agir sur les causes mais seulement sur les conséquences.

Aujourd’hui, ici et maintenant, je relève trois crises qui traversent nos sociétés occidentales :
⁃ Une crise de la démocratie parlementaire.
⁃ Une crise des valeurs
⁃ Une crise du contrat social

1. Une crise de la démocratie parlementaire

Tout comme la franc-maçonnerie, la démocratie parlementaire voit le jour en Angleterre dans une période de temps qui va de 1689 à 1717 avec en toile de fond des évolutions sociales et politiques qui vont s’entrecroiser et s’influencer mutuellement.

Petit rappel historique :
La guerre de succession entre les Stuart et les Hanovre pour le trône d’Angleterre est aussi un conflit qui oppose deux manières diamétralement opposées de concevoir la royauté qui ne sont pas sans conséquences pour la Franc-Maçonnerie.

Les Stuart sont catholiques, soutenus par la France de Louis XIV, et favorables à la royauté de droit divin et à l’exercice d’un pouvoir personnel.

Les Hanovre sont protestants, Guillaume III d’Orange Nassau (Stuart par sa mère Marie-Henriette, époux de Marie d’Angleterre fille de Jacques II) devient roi d’Angleterre en 1689 après avoir renversé son beau-père Jacques II lors de la Glorieuse Révolution de 1688-1689. Il accepte de régner sous le contrôle du Parlement. L’Angleterre devient ainsi en 1689 une démocratie parlementaire ou plutôt une monarchie parlementaire. Après avoir vu dès 1215 l’installation sur son sol du premier Parlement au monde.

L’influence de la Royal Society, portée par Newton et ses amis Jean-Théophile Désaguliers et James Anderson, a contribué à renforcer le nouveau système démocratique, le partage du pouvoir entre le Parlement et le roi Guillaume III qui sera, ainsi que ses successeurs, un fervent soutien de la Franc-Maçonnerie qui s’organisera dès 1717 sous la forme obédientielle que nous lui connaissons maintenant.

Autre conséquence directe : l’afflux de réfugiés Jacobites (partisans de Jacques II) en France (environ 40 000 au total dont 60% d’irlandais, 34% d’anglais, 6% d’écossais) amena dans son sillage un certain nombre de Francs-Maçons qui se sont installés avec la Cour à Saint Germain en Laye. Même si leur influence est largement surévaluée selon l’historien Roger Dachez, ils exerceront une influence sur la Franc-Maçonnerie en France.

Le triangle Royal Society – démocratie parlementaire – Franc-Maçonnerie, c’est à dire, l’alliance entre la recherche scientifique, la démocratie parlementaire et la Franc-Maçonnerie rassemble les élites qui sans elle seraient restées sans lien : rassembler ce qui est épars est au cœur même de notre Ordre.

Le modèle ainsi constitué ne fera que se conforter dans le temps et essaimer hors d’Angleterre.

Pourquoi parler de crise de la démocratie parlementaire ? Le modèle de séparation des pouvoirs : exécutif, législatif et judiciaire est mis en difficulté partout en Europe au sein des démocraties parlementaires et pas seulement en France.

Un glissement s’opère, depuis quelques années déjà, du pouvoir législatif vers l’exécutif au risque d’une perte de repères du citoyen.

Au cœur du système se trouve l’élection : le citoyen confie à celle ou celui qu’il choisit la mission de le représenter, d’être la courroie de transmission entre lui et l’Assemblée Nationale, d’y transmettre ses préoccupations.

L’Assemblée Nationale devrait être l’espace politique de médiation qui permet de pacifier le rapport entre le citoyen et l’exécutif, le gouvernement.

Si cet espace se transforme en chambre d’entérinement, en cas de désaccord le citoyen se met en confrontation directe avec le gouvernement et l’espace qu’il choisit est la rue ! Si la parole du citoyen de trouve plus d’écho dans les Assemblées parlementaires, elle n’est plus « médiée » et s’exprime dans la frustration et la confrontation directe avec le gouvernement.

Quelques exemples récents de cette confrontation directe :
Les gilets jaunes, les manifestations contre la réforme des retraites, les méga-bassines, l’explosion de la jeunesse contre les violences policières.

Quelle réforme de fond a été proposée par l’Assemblée Nationale ou le Sénat à la suite de ces événements ? Quel grand débat démocratique a été ou sera organisé ? Ne pas entendre les messages c’est prendre le risque qu’ils se radicalisent.

Comment peut-on imaginer, dans une démocratie, que la répression policière va régler tous les problèmes ?

Les problèmes de fond doivent s’exprimer dans l’Assemblée des élus du peuple, sortir de cela c’est mettre en péril la démocratie même.

Ne nous y trompons pas, la demande sociale n’est pas de moins d’Etat mais de plus d’Etat et surtout de mieux d’Etat. L’autorité n’est pas la violence et les Maires de France l’ont bien compris !

Le citoyen doit pouvoir voir l’Etat à l’œuvre autour de lui.

La démocratie parlementaire doit se re-légitimer, se re-vivifier. Les réflexions autour de la démocratie directe peuvent y contribuer mais le lien entre le citoyen, celle ou celui qu’il choisit pour le représenter et l’espace politique dans lequel le débat s’organise est au cœur des démocraties.

Les tensions entre le pouvoir Judiciaire et l’Exécutif au sujet de la Police est une autre expression de ce conflit entre les 3 pouvoirs : législatif, judiciaire, exécutif.

2. Une crise des valeurs

L’Occident ce sont des VALEURS ! L’universalisme, l’Egalité, la Liberté, la Fraternité ne sont pas que des mots, ils constituent une éthique indissociable de la démocratie.

Depuis longtemps, dans les couloirs de l’ONU et des grandes organisations internationales, les pays non occidentaux pointent ce qu’ils appellent : la double critériologie. C’est à dire l’élaboration de critères que les Occidentaux vont s’appliquer à eux-mêmes et ceux qu’ils exigent de leurs partenaires.

L’écart est parfois abyssal !

Un exemple récent en est très révélateur et particulièrement choquant :
Lorsque le président Jo Biden annonce qu’il va livrer à l’Ukraine des bombes à sous-munitions, il bafoue les accords internationaux et transmet l’image d’un Occident cynique, arrogant et sans morale.

Ces armes sont interdites, il est interdit d’en produire et d’en vendre depuis la Convention sur les armes à sous-munitions de 2008 à Oslo.

La plupart des pays d’Europe ont signé cette convention, y compris la France.

Le principe de ces bombes est simple : une bombe explose en vol et les centaines de petites bombes qu’elle contient vont s’éparpiller sur le sol pour exploser parfois des années plus tard. Il s’agit d’une technologie ancienne qui a été utilisée contre le Vietnam ou le Cambodge.

Aucune de ces bombes ne détruira jamais une centrale électrique ou un pont ou un dépôt de munitions… elles ne visent pas de cibles militaires ou stratégiques.

Elle ne ciblent que les populations elles-mêmes, pendant des années des enfants, des paysans auront des membres arrachés, des terres ne seront plus cultivables.

Je n’ai entendu aucune voix exprimer l’indignation, la honte devant cette décision.

Quel message envoyons-nous à nos partenaires non occidentaux ?
« Faites ce que je dis mais pas ce que je fais »

Quelle légitimité avons-nous de brandir nos valeurs comme des étendards alors que nous sommes incapables de les pratiquer ?

D’autres exemples me viennent à l’esprit :
⁃ Comment justifier la survivance du Franc CFA ?
⁃ Comment pouvons-nous nous indigner des violences policières à Hong-Kong et rester de marbre quand elles se passent sous notre nez ?
⁃ Quelle légitimité avons-nous à critiquer les puissances émergentes qui s’implantent sur le continent africain alors que nous y avons pillé les ressources naturelles et écrasé le développement par une dette injuste ?
⁃ Les exemples sont nombreux …

Nous ne sommes pas à la hauteur de nos valeurs et tant que nous ne nous remettrons pas en question nous poursuivrons notre perte de légitimité ! L’Occident n’est plus un modèle pour beaucoup de nations qui nous entourent et les modèles alternatifs n’ont rien de démocratique.

3. Une crise du contrat social

Si, en tant que citoyen je n’ai plus le sentiment de justice sociale, de solidarité, si je me sens « seul contre tous », je retourne à l’état sauvage, je redeviens un « poor and lonesome cowboy ».

Le contrat social de l’après- guerre a vécu et pourtant il était magnifique !

Quel était-il ?
« Je participe en fonction de mes moyens et je reçois en fonction de mes besoins ».

Le système de solidarité rendait chacun conscient de l’interdépendance entre tous. Le système de solidarité (basé il est vrai sur des hypothèses de quasi plein-emploi) visualisait la participation-contribution des plus riches au système et l’égalité de tous devant les services reçus : soins de santé, allocations de chômage familiales, retraites, etc …

C’est donc aussi parce que les riches participaient que les moins nantis percevaient des allocations.

La lisibilité du système a diminué et ce lien de solidarité entre classes sociales est moins perceptible.

A l’inverse, l’écart entre les plus riches et les plus pauvres ne cesse d’augmenter, la séparation spatiale des classes sociales avec la ghettoïsation ne fait que renforcer une séparation des populations qui vire parfois à la confrontation.

La société de consommation a encouragé l’individualisme et la cupidité, le sentiment d’urgence qu’il faut posséder pour exister mine les relations sociales et met en tension les valeurs : pour posséder certains sont prêts à aller jusqu’au pillage.

Comment retisser les liens, ouvrir les portes des ghettos, partager plus équitablement la richesse produite par tous, créer des espaces de médiation, renforcer l’éducation pour tous, propager une culture de l’épanouissement qui n’écrase personne, un développement qui ne s’effectue pas au détriment des uns pour enrichir les autres ?

Beaucoup de questions pour peu de réponses mais je suis convaincue que nous avons un rôle à jouer !

Quel rôle la Franc-Maçonnerie peut-elle jouer dans notre société traversée de tensions multiples ?

Nous nous sommes engagés à travailler au progrès de l’humanité (ce qui induit que nous pensons qu’elle peut et doit progresser), notre méthode consiste à tailler notre pierre et à rassembler ce qui est épars.

La plupart d’entre nous avons des engagements sociaux, soit politiques, soit dans le monde des organisations sociales ou associatives.

Il y a environ 160 000 francs-maçons en France, quel effet levier pourrait produire cette force si chacune et chacun d’entre nous vivait à la hauteur de ses idéaux et les propageait autour de lui ?

Quel effet sur la démocratie si au sein des partis politiques, des organisations syndicales, des associations, sur leurs lieux de travail, partout où ils sont, les francs-maçons étaient des ambassadeurs de l’éthique, de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité.

Il n’est pas besoin de lissage, de penser tous la même chose, à l’inverse c’est la belle diversité de nos opinions alliée à la force de nos valeurs communes qui permet le changement.

Nous n’avons, pour ce faire, pas besoin d’aller dans la rue, seulement de pratiquer au dehors ce que nous prêchons au dedans. Ce n’est pas un défi si difficile à relever ! Courage à toutes et tous, en avant !

Christiane Vienne
15 juillet 2023, Bergerac