Louis-Ferdinand Céline

Le nez dans la fange !

A  PROPOS DU LIVRE DE LOUIS-FERDINAND CELINE :
“GUERRE”, PARIS, EDITIONS GALLIMARD 2022. Edition établie par Pascal Fouché.
Avant-Propos de François Gibault.
185 PAGES.

«  J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête »
Louis-Ferdinand Céline
( Guerre )

Allons bon, voilà Céline qui nous joue au revenant !
Après d’incroyables mésaventures, quelques-uns de ses manuscrits inédits remontent à la surface. L’un de ces derniers, Guerre, vient de paraître chez Gallimard et se taille un succès commercial d’envergure. A l’état brut, Céline décrit la blessure à la tête qu’il reçut en effectuant une mission pour son régiment, le 27 octobre 1914, en Belgique à Poelkapelle, et son hospitalisation. Ce qui lui vaudra d’être décoré de la médaille militaire, puis de la croix de guerre à sa création, en avril 1915. Comme le chantait Brassens : « Moi mon colon cell’ que j’ préfère c’est la guerre de 14-18 » ! Ce texte, écrit à la hâte, servira d’apport pour certains ouvrages connus : Voyage au bout de la nuit, Mort à crédit, Casse-pipe, Guignol’s band. Ces notes prises à l’hôpital de campagne, dans le délire, seront reprises par lui plus tard mais en conservant leur force. Devenu médecin, il a laissé le temps d’une certaine maturité faire son œuvre, pour donner une forme plus construite à ses gribouillages ( Page 117 ) : « A tant d’années passées le souvenir des choses, bien précisément, c’est un effort. Ce que les gens ont dit c’est presque tourné des mensonges. Faut se méfier. C’est putain le passé, ça fond dans la rêvasserie. Il prend des petites mélodies en route qu’on lui demandait pas. Il vous revient tout maquillé de pleurs et de repentirs en vadrouillant. C’est pas sérieux. » 

En lisant son livre une première impression peut nous gagner : celle d’un récit déjà entendu : des centaines d’écrits, en effet, furent écrits et publiés avec plus ou moins de talent pour évoquer l’horreur. Juste parfois pour les proches, avant de mourir ou revenir infirmes. En 1998, Radio France, sous la direction de Jean-Pierre Guéno et Yves Laplume passèrent à l’antenne un grand nombre de témoignages écrits que les proches avaient reçus et qui furent suivis par un livre (1). Les auteurs écrivent : « Plus de 4 millions d’hommes ne survécurent qu’après avoir subi de graves blessures, le corps cassé, coupé, marqué, mordu, la chair abîmée, quand ils n’étaient pas gravement mutilés. Les autres s’en sortirent en apparence indemnes : il leur restait le souvenir de l’horreur vécue pendant plus de 50 mois, la mémoire du sang, de l’odeur des cadavres pourrissants, de l’éclatement des obus, de la boue fétide, de la vermine, la mémoire du rictus obscène de la mort. Il leur restait la griffe systématique et récurrente du cauchemar pour le restant de leurs jours et avec elle le cri angoissé parce que sans réponse, l’appel de leur mère. Il leur restait la force des mots qui évoquaient des images dont ils n’oublieraient jamais l’horreur : Galipoli, Verdun, le Chemin des Dames, Arlon-Virton, le moulin de Lafaux, la Somme, Ypres, Péronne, Montmirail, Douaumont, le fort de Vaux… » Comme le chantait un Georges Brassens scandalisé : « Moi, mon colon cell’ qu’je préfère c’est la guerre de 14-18 ! »

Parler d’une œuvre de Céline requiert toujours des dons d’équilibriste : à la fois analyser le texte et à la fois traduire ce qui relève du côté sulfureux du personnage. Dans ce texte sur la guerre, nulle trace d’antisémitisme mais le passionnant décryptage psychanalytique des orientations vers l’extrémisme de droite. La psychanalyse contemporaine remet un peu à l’honneur l’oeuvre de Wilhelm Reich ( 1897-1957 ), ce dont nous pouvons nous réjouir, notamment sa réflexion sur la genèse psychanalytique de la pensée politique. Concernant Céline, nous pouvons naturellement faire appel à son ouvrage : « La psychologie de masse du fascisme »  (2). Dans son ouvrage célèbre, l’auteur développe l’idée que le fascisme est plus un état de comportements névrotiques que le fruit d’une idéologie réfléchie : pour lui, il peut y avoir aussi des fascistes de gauche qui ont la même pathologie de base ! Mais quels en sont les symptômes ? Reich en dénombre quelques-uns, fondamentaux :

– Une haine des parents, en particulier de la mère, doublée par le mépris d’un père vécu comme faible et impuissant.(  Pages 52-53 ) : «  Tout ça n’était pas marrant. Ils sont restés assis bien deux trois heures à me regarder revenir. Du coup j’étais plus pressé du tout pour les entendre et comprendre la situation. Et puis ma mère a recommencé à me parler. C’était son privilège de tendresse. J’ai pas répondu. Elle me dégoûtait plus que ça encore. Je l’aurai bien dérouillée elle, à la fin des fins. J’avais mille et cent raisons, pas toutes bien claires mais bien haineuses quand même. J’en avais plein le bide des raisons. Lui disait pas trop de choses. On aurait dit qu’il se méfiait. Il faisait ses yeux de poisson frit. On y était à la guerre dont il avait toujours parlé, on y était. ». D’où le parti comme substitut à la mère et l’amour du chef pour remplacer le père défaillant ( Jean-Paul Sartre analyse bien le phénomène dans sa nouvelle :  L’enfance d’un chef  ).

– Un discours sur le rôle des femmes : elles ne peuvent concurrencer la place primordiale de l’instance symbolique qu’est l’appartenance au groupe via le parti. Elles sont reproductrices ou plus ou moins prostituées (  Se souvenir du fameux film  La maman et la putain  de  Jean Eustache, en 1973 ). Mais cette relégation des femmes se double d’un langage exagérément sexuel, destiné à faire illusion. Ce qui est le cas de Céline.

– Une incapacité à l’empathie, traduction d’une volonté de ne jamais s’attacher, si ce n’est au chef ( Pages 155-156 ) : « C’est drôle y a des êtres comme ça ils sont chargés, ils arrivent de l’infini, viennent apporter devant vous leur grand barda de sentiments comme au marché. Ils se méfient pas, ils déballent n’importe comment leur marchandise. Ils savent pas comment présenter bien les choses. On a pas le temps de fouiller dans leurs affaires forcément, on passe, on se retourne pas, on est pressé soi-même. Ça doit leur faire du chagrin. Ils remballent peut-être ? Ils gaspillent ? Je ne sais pas. Qu’est-ce qu’ils deviennent ? On n’en sait rien du tout. Ils repartent peut-être jusqu’à ce qu’il leur en reste plus ? Et alors où qu’ils vont ? C’est énorme la vie quand même. On se perd partout ».

– L’impossibilité à accueillir l’altérité comme une richesse. A l’homme des cavernes succède l’homme des casernes ! Torquemada avant François d’Assise.

– Des tendances suicidaires sont très présentes dans la genèse du fascisme : le substrat oedipien pousse le sujet à vouloir se noyer en lui-même ( la race, la religion, l’idéologie), tout en sentant qu’il y a là quelque chose de mortifère et une défense inconsciente s’organise pour mettre un ennemi entre lui et le miroir vers lequel il tend avec angoisse pour s’y noyer. L’ennemi inventé joue alors le rôle d’un protecteur et donc il faut qu’il soit présent en permanence pour maintenir le semblant d’unité du sujet. Dès lors, il n’y a plus qu’à installer le punching ball : le juif, le noir, l’ennemi de classe, le Franc-Maçon, l’homosexuel, etc…

Sous les apparences d’un anarchisme de façade, mais dans un style parfaitement travaillé, Louis Ferdinand Céline s’inscrit dans les orientations que nous donne Wilhelm Reich. Au delà du ralliement ou non à son écriture, il a aussi pour nous valeur de test : c’est bon signe quand on se sent très mal à l’aise à la lecture de nombreux passages de son œuvre !

Michel Baron

NOTES
(  1 ) Guéno Jean-Pierre et Laplume Yves : Paroles de Poilus. Lettres et carnets du front ( 1914-1918 ). Paris. Ed. Librio/Radio France. 1998. ( Page 7 )
( 2  ) Reich Wilhelm : La psychologie de masse du fascisme. Paris. Ed. Payot. 1998.

La nouvelle affaire Céline

Le journal Le Monde du 4 août 2021 publiait d’abord sur son site internet, puis en couverture du journal version papier, l’annonce de la découverte de milliers de feuillets inédits de l’œuvre de Louis-Ferdinand Céline sous le titre : « Les trésors retrouvés de Louis-Ferdinand Céline ».

La presse nationale, les milieux de l’édition, Gallimard en particulier, les chercheurs et bien sûr de nombreux lecteurs de l’écrivain de s’emballer devant une découverte exceptionnelle dans l’histoire littéraire, des inédits disparus d’un grand écrivain, près de soixante années après sa mort, à peine quelques mois après celle de sa veuve, Lucette Destouches : en quelque sorte un miracle littéraire, presque la découverte des premiers écrits de l’Humanité.

Cette nouvelle affaire Céline soulève bien sûr quelques problèmes à toute la société française. Céline était-est-il un grand écrivain ? Assurément. Le Goncourt, le succès littéraire auprès d’un vaste lectorat, tout vient étayer cette affirmation. D’aucuns affirment même qu’il est l’un des quatre ou cinq plus grands écrivains français du XXème siècle. Assurément, et, indépendamment du reste, Céline mériterait l’admiration de tous. L’invention d’une langue, de type populaire, une faconde rabelaisienne, la création ex-nihilo d’un nouvel univers, tout vient étayer le jugement. Mais voilà, il y a le reste. Le grand écrivain avait aussi quelques travers. Avant-guerre, il publie plusieurs pamphlets antisémites, qui font de lui l’une des grandes références idéologiques des nazis. Pendant l’occupation, Céline publie son dernier pamphlet antisémite Les Beaux draps, obtenant de l’autorité nazie ce dont il a besoin comme papier d’édition pour publier tandis que d’autres, nombreux, sont censurés.

Céline se définit lui-même comme « le plus nazi des Collaborateurs », travaille pour le SD (Sicherheitsdienst, service de sécurité) et fréquente la Gestapo assidûment. En un mot comme en cent, Louis-Ferdinand Céline est un nazi actif, qui dénonce, Juifs, Communistes, Francs-maçons aux atouts d’Occupation, en affirmant son indépendance et sa liberté. Mieux : il quitte en 1944 son logement à Montmartre, avec sa compagne Lucette et le chat Bébert. Après son départ, des Résistants saccagent le logement, et volent tout, y compris les manuscrits de plusieurs romans, qui réapparaissent aujourd’hui. Cette troupe part dans les fourgons de la retraite nazie, d’abord vers Sigmaringen, où ils vont retrouver le gouvernement de Pétain – Laval, puis, coup de chance, vers le Danemark, où Céline réussi à planquer ses lingots d’or qu’il récupère alors. Plusieurs mois de prison au Danemark, et un long séjour quelques années lui permettent de se faire oublier en France.

Fût-il resté, il eût sans doute connu le sort du fusillé Brasillach, ou une exécution sommaire à la Libération. Il sauve donc sa vie et vient s’installer, « écrivain maudit », à Meudon où il meurt en 1961, après avoir publié la deuxième partie de son œuvre, tout aussi remarquable.

Voilà clairement posé le dilemme français vis-à-vis de plusieurs de ses écrivains collaborateurs, voire nazis. Etaient-ils de grands écrivains (Céline, Drieu la Rochelle) ou de médiocres nazis ? Voire l’inverse ?

Mieux : plusieurs critiques, non suspects d’amitiés nazies, considèrent que Céline, avec les pamphlets antisémites, était au sommet de son art. Et là, bien sûr, nous sommes devant une équation impossible. Artiste ET nazi ? Dans une sorte de conjugaison invraisemblable du bien et du mal, de l’art et de l’enfer. Pourtant, c’est là l’incroyable réalité de Céline, il était à la fois nazi et grand écrivain. Il nous appartient à présent de traiter fermement cette contradiction : elle nous contraint à analyser le nazisme, en France du moins, comme un phénomène complexe. A plusieurs reprises, nous avons évoqué les amitiés profondes entre Résistants (Malraux) et Collaborateurs (Drieu la Rochelle), amitiés baroques qui heurtent la morale, l’Histoire et nos sentiments. Car c’est bien le phénomène du nazisme – et non « l’exception célinienne » – qui justifient une analyse approfondie, plus complexe en tout cas que l’option manichéenne qui a prévalu depuis la Libération. Louis-Ferdinand Céline n’est pas un mauvais écrivain, parce que nazi, ni un grand écrivain, malgré son nazisme.

Il nous appartient à présent de donner leur complexité aux choses et, ici, aux œuvres. C’est vraisemblablement le moyen le plus net de lutter contre les nazis et leurs héritiers, antisémites ou anti-maçons, voire anti-communistes. On n’oubliera pas que, dans ses dernières années, Céline défendait les négationnistes, qui, disait-il, détruisaient le « mantra » de la chambre à gaz. Nous luttons en établissant la vérité des crimes nazis, en regardant la réalité en face, en ne reculant jamais devant l’éprouvante, jamais pour oublier.

Pierre Yana