Regards sur la laïcité – Partie 1

La laïcité au XXe siècle: évolution des situations et transformations du concept.

Comme nous l’avions vu, le XXe siècle avait été relativement cohérent, malgré des turbulences importantes.
En effet, la césure majeure entre la gauche porteuse du principe de laïcité et la droite hostile à cette organisation, s’était maintenue, tant il apparaissait comme logique que la droite, nostalgique d’une France catholique et traditionnaliste ne pouvait que s’opposer à une gauche qui, socialiste, voire communiste, portait des valeurs et des principes d’émancipation et de liberté, même vis-à-vis de la religion. D’ailleurs, lorsque le statut des paroisses catholiques a enfin été réglé par un accord direct entre le Vatican et la République Française, c’est la question scolaire qui est redevenue une question « vive ». L’après deuxième guerre mondiale avait pourtant vu la naissance et le développement de partis qui se revendiquaient catholiques mais aussi sociaux comme le Parti Démocrate-Chrétien de Robert Schumann. Cependant, la question scolaire restait une pomme de discorde.
C’est le tout début de la Ve République qui tranchera la question. Un projet de loi, porté par un homme de gauche puis par le Premier Ministre lui-même (devant le retrait du ministre), Michel Debré, va donner une solution qui est toujours en vigueur plus d’un demi-siècle plus tard ! C’est « la loi Debré » qui permet à l’État de contracter avec les multiples établissements d’enseignement catholique pour, en échange d’un respect des normes et des exigences pédagogiques en vigueur dans le public, obtenir des subventions de fonctionnement. Notons que la République passe contrat avec des établissements privés catholiques et ne reconnait pas « un » enseignement catholique…. même si l’église catholique laisse croire qu’il existe « un » enseignement catholique face à l’enseignement public.
Cette solution a enflammé les esprits et les laïques de toute organisation ont organisé une pétition (plus d’un million de signatures) et un rassemblement national à Vincennes se concluant par « un serment » de rétablir l’unité du système scolaire sous l’égide de la République et de mettre fin à cette partition.
L’occasion semblait enfin venue avec l’élection de François Mitterrand à la Présidence de la République. Un projet fut préparé sous l’autorité de Alain Savary, ministre de l’Éducation Nationale, tendant à réunifier le système dans un grand Service Public Unifié de l’Éducation nationale (SPULEN). Mais la contre-offensive a été vive : une manifestation impressionnante, à Versailles (!) des partisans de l’École catholique avec en tête évêques et Jacques Chirac au nom de la liberté d’enseignement, a fait plier le gouvernement et le président Mitterrand retire le projet.
Depuis la loi Debré est toujours en vigueur ainsi que d’autres textes, notamment prévoyant des aides aux familles envoyant leurs enfants dans des écoles confessionnelles.
Pourtant, à l’exception de la question scolaire, le principe de Laïcité restait une norme apparemment consensuelle avec le découpage politique droite–gauche qui le portait. C’est précisément cette structure idéologique fondamentale héritière des « deux France » depuis la Révolution qui va être mise à mal, dès la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle. Cette transformation est complexe et permet d’expliquer que les textes de droit en matière de laïcité vont être soumis à rude épreuve.

A. Les transformations de la société française au tournant du siècle.

Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet … des politistes et des sociologues ont, depuis des années, tenté de comprendre ce qui se passe dans notre univers social depuis deux ou trois décennies. Je me bornerai à quelques indications qui me paraissent utiles.

1- Commençons par un événement qui fera date pour nous et inaugurera une nouvelle période.
L’évènement en question est « l’affaire de Creil ». On désigne par cette dénomination le trouble causé à Creil, dans un collège public, par l’arrivée un matin de trois jeunes filles portant un voile dit islamique et qui ne veulent pas enlever cet attribut malgré la demande des professeurs et du directeur du collège. L’affaire aurait pu en rester là mais elle fait l’objet d’une forte médiatisation dans les journaux et la télévision. Le thème central est la laïcité à l’école mais plus largement la laïcité dans la société française. Après de multiples démarches, finalement les jeunes filles décident d’abandonner le voile mais la question reste posée et des voix se lèvent pour demander une règlementation du costume dans l’école publique
Le Conseil d’État est saisi par le ministre de l’Époque (Lionel Jospin). La haute juridiction administrative donne un avis extrêmement motivé selon le droit existant. On peut résumer : aucun interdit général ne saurait être imposé en l’absence de trouble manifeste ou s’il n’y a pas d’autres éléments (ainsi refus de pratiquer certains sports, ou d’assister à certains cours, etc.)
Cette réponse parfaite en droit était très décalée par rapport à la « demande » que les médias ne cessaient de véhiculer : une loi, il fallait une loi ! Et la machine s’est emballée : médias et associations ou syndicats mais surtout partis se sont mis en ordre de marche pour faire pression sur les décideurs politiques. Et dès lors l’imminence d’une loi est apparue comme LA solution.
Le Président Chirac fera une allocution à la télévision pour expliquer que seule la loi permettait de sauvegarder la laïcité à l’école, applaudi par son parti, dont un des représentants à l’Assemblée, François Baroin, fera un discours remarqué à l’Assemblée sur ce thème de la défense de la laïcité. Quelques semaines après, le 4 mars 2004, est votée la loi décidant que le port de tout signe religieux ostensible était prohibé dans les établissements d’enseignement public.
L’incident pouvait paraitre clos. En réalité il ouvrait une nouvelle période en ce début de millénaire !

2- Ce qui s’était passé était un changement politique considérable qui allait s’accentuer par la suite.
Pour le résumer d’un mot, on pourrait dire : la droite devenait la gardienne de la Laïcité, devant une gauche soit médusée soit obligée de suivre, mais en tout cas, ayant perdu la main sur ce thème. Pire, l’extrême-droite avec Madame Le Pen se montrait très offensive sur ce terrain, au mépris d’années passées à l’Extrême-Droite à fustiger la laïcité : oubliés les rassemblements autour de sainte Jeanne d’Arc, oubliés les liens avec le catholicisme intégriste très hostile à la laïcité, oubliés les combats pour l’école privée, oubliées les manifestations contre le mariage pour tous ou contre l’IVG sur fond de catholicité militante, bref le parti de Madame Le Pen, rebaptisé « Rassemblement National » se rassemblait autour d’un nouveau thème; la laïcité. Certes, l’opération n’était pas naïve : en réalité, la laïcité servait d’arme de combat pour entrer en guerre « sainte » contre l’Islam. En réalité on retrouvait à un bout ce qu’on avait fait semblant d’oublier, la lutte contre l’Islam.

3 – Il faut élargir la focale évidemment.
La place du religieux dans la société française a beaucoup évolué depuis la fin du XXe siècle. Inutile de redire ici ce que l’on trouve dans des ouvrages bien faits et déjà anciens.
La société française n’est plus celle d’un catholicisme gouvernant les familles, les associations, les pratiques sociales, la culture même. Le déclin des convictions religieuses ainsi que des manifestations de foi est désormais avéré. Moins de baptêmes, moins de communions, moins de mariages et d’enterrements sous rituel catholique. Bien des comportements liés à la religion se trouvent aujourd’hui relégués dans les souvenirs. Les paroisses fonctionnent avec difficulté, souvent un prêtre officie pour plusieurs paroisses, et on ne compte plus les curés africains venus occuper un poste paroissial. Mais il est vrai que les religions minoritaires (protestants et juifs) résistent un peu mieux et surtout que de nouvelles formes de croyances se sont imposées, notamment avec les groupes évangélistes de tous noms, et quelques croyances « exotiques » venues d’Asie ou du New Age.
Dans cette situation de changements réels, la venue d’une nouvelle religion comme l’Islam dérange. Deux raisons à cela.
D’abord l’Islam est une religion récemment implantée et ce, suite moins à la colonisation qu’à la décolonisation, c’est-à-dire à l’arrivée de migrants attirés par un emploi ou par une certaine sécurité. Ces migrants nouveaux arrivent avec leurs habitudes, notamment leurs traditions islamiques plus ou moins cohérentes (il y a plusieurs Islam) ; si au début, cette présence religieuse a été très discrète (c’était le temps des « pères » travailleurs des années 60) par la suite, la religion des enfants a été plus revendicative : nés en France et Français, ces nouveaux habitants réclamaient avec justesse l’égalité des droits et refusaient « l’Islam des caves ». Il a donc fallu s’accommoder de ce que la République ne pouvait refuser à certains ce qu’elle accordait aux autres, à savoir la liberté de croire et d’avoir un culte.
Mais une autre raison plus importante est venue troubler les habitudes. L’Islam est aussi, au plan international, une religion qui connait des modes d’existence très différents. Si l’Islam du Maghreb pouvait trouver une place, avec quelques accommodements, en revanche l’Islam « intégriste » de mouvements religieux et surtout politiques venus du Moyen Orient et plus spécialement de la péninsule arabique, posait de graves problèmes. La liaison de la foi islamique avec des projets politiques totalitaires n’était plus compatible avec les lois de la République.

On voit alors comment la question religieuse devient une question politique. La République laïque donne à toutes les religions le droit de s’exprimer et aux croyants le droit de mettre en œuvre leurs croyances dans des cérémonie, mais aussi dans les actes du quotidien pourvu qu’ils ne heurtent pas l’ordre public. C’est alors que bien des aspects de la vie collective se sont trouvés confrontés avec des impératifs religieux : comment manger ? comment s’habiller ? comment prier ? comment enterrer ses morts ? comment respecter certaines fêtes ? Autant de questions de la vie quotidienne qui peuvent être traitées banalement mais qui peuvent aussi dégénérer en conflits insolubles. On comprend aussi que certains leaders ont intérêt à envenimer les conflits possibles pour affirmer leur autorité, et peut être promouvoir des stratégies de conquête de pouvoir.
D’où le fait que la réponse de la société française est délicate quelquefois et surtout, traversée par des discours, des projets et des intérêts contradictoires. À l’extrême-droite, mais aussi dans une droite dite « dure », prévaut l’idée qu’il « faut être ferme », c’est-à-dire ne rien céder des habitudes de la société française au nom de son histoire ou de ses valeurs (quelquefois réinterprêtées). La vogue récente de la « théorie » du grand remplacement en dit long sur la rhétorique des groupes extrémistes qui justifient ainsi une quasi-guerre civile contre les immigrés et même toute personne étrangère. Les partis de la droite classique se trouvent en porte à faux avec leur rhétorique démocratique et inclinent volontiers du côté de la défense de « l’ordre » ! A Gauche évidemment, on continue de défendre des valeurs et des institutions héritées de la démocratie mais on est aussi obligé de répondre aux questions que pose la présence d’une religion comme l’Islam. D’où un discours multiple et confus depuis le discours classique sur la laïcité (et alors confondu avec celui de la droite) jusqu’à des discours inédits de mise en valeur des positions « indigènes » et, par la même, critiques de la République (détruire les statues des colonialistes, etc.). L’inclination pour « un Islam de gauche » rajoute à ces difficultés, avec la défense de toutes les traditions au nom de la préservation de « la » culture islamique (en vrac, le voile islamique, le jeûne, les moments de prière permettant de modifier les emplois du temps…etc)

4 – Comment donc sortir de l’impasse ?
En France, c’est presque toujours par des lois. Et de fait depuis le début de notre période, soit fin du XXe siècle et début du XXIe siècle, il a été beaucoup question de « faire une nouvelle » loi. La loi de 1905 était alors dans la ligne de mire et des projets ont été élaborés pour la modifier : ainsi avec Nicolas Sarkozy le projet Machelon, auteur d’une proposition consistant à ne reconnaitre que les deux premiers articles comme constitutionnels et à pouvoir modifier tous les autres, voire même à les déclasser au niveau règlementaire. Avec la présidence Macron, on a vu refleurir les discours à l’intention des religieux, les catholiques d’abord parlant même de « réparer un lien abimé », puis les protestants et les juifs. Mais c’est le culte musulman qui posait problème et ce, depuis longtemps au Ministère de l’Intérieur : qui se souvient des tentatives faites par le ministre Joxe, et par ses successeurs…. Pour aménager « l’Islam de France » ?
Le Président Macron a commencé par imaginer un large texte qui, au fil du temps, s’est rétréci à une dimension très administrative : le thème central était alors « le séparatisme ». Mais on s’est aperçu que la grande loi de 1905 était justement une loi….de séparation ! D’où un nouveau titre sur les principes républicains puis sur la confortation de ces principes ! D’autres textes, règlementaires cette fois, sont intervenus et surtout des pratiques administratives pour « encadrer » les pratiques religieuses. Toute la question est alors de savoir si ce sont des compléments à la loi de 1905 ou une nouvelle législation .
Il faut donc aller voir de plus près.

À suivre
Michel Miaille