« mes Frères me reconnaissent comme tel » (Club or not club. That’s the question !)

« Nous devons lutter contre l’injustice, contre la servitude et la terreur, parce que ces trois fléaux sont ceux qui font régner le silence entre les hommes, qui élèvent des barrières entre eux, qui les obscurcissent l’un et l’autre et qui les empêchent de se retrouver dans la seule valeur qui puisse les sauver de ce monde désespérant : la longue fraternité des hommes en lutte contre leur destin ».

Albert Camus (1949, « Le Temps des meurtriers »)

 

 

Camus, dans son œuvre, est toujours une source de référence pour les travaux maçonniques, car il serait la voix de ce que nous attendons en matière de définition de l’humanisme qui nous animerait. Mais, au-delà du talent et de la profondeur qui peuvent nous séduire, retrouvons-nous la réalité historique de la Maçonnerie ou restons-nous dans l’illusion d’un lointain idéal qui resterait suspendu ?

Des lors, nous sommes confrontés à notre fameux « Mes Frères me reconnaissent comme tel » et qui nous pose d’emblée la question : « Par quel miracle les Frères en question m’accepteraient dans une appartenance commune ? ». Bien entendu, pour répondre à cette question, dans les réponses-type que nous ferions, figureraient à coup sûr : un esprit issu des Lumières, un humanisme militant doublé d’un esprit de tolérance à toute épreuve, qui feraient que cela serait les bases sine qua non d’une acceptation commune, de l’ordre d’un véritable « coup de foudre » où nous serions touchés par la grâce ! Mais, au-delà des alibis philosophiques, existerait-il aussi une autre vision des choses qui ne contredit pas l’affect mais le conforte ?

Pour répondre à cet éclairage il convient de franchir le « channel » à l’époque des prémisses de la Maçonnerie, époque où dans l’Europe entière le Compagnonnage répond insuffisamment aux aspirations et aux intérêts de la classe montante que représente la bourgeoisie entrepreneuriale. De surcroît, le facteur religieux est un frein à l’économie : les guerres de religions n’ont jamais été une bonne chose pour les affaires ! Dans ces temps troublés, comme disait Joyce : « L’histoire est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller ».

Les guerres de religions, la Grande-Bretagne connaît ! Surtout entre les grands courants issus de la Réforme, en particulier entre l’Église anglicane et les calvinistes écossais et gallois, l’Église catholique étant éliminée depuis l’avènement d’Henry VIII et de sa succession par sa fille Elisabeth, et les courants dissidents tenus à l’écart (Anti-Trinitaires et Quakers par exemple). Bien entendu, les Juifs ne sont pas conviés non plus à cette très réformée initiative d’union qui se dessine à partir d’une théologie et d’une philosophie élargie ne gardant que l’essentiel des points de convergence et passant sous silence les différences criantes.

Dans cette volonté de rassembler cette chrétienté essentiellement protestante et bourgeoise, la Maçonnerie va naître en prenant les habits usés du Compagnonnage, en créant une idéologie de type religieux au-delà des différences théologiques qui séparaient les courants de la Réforme. Dans ce milieu particulier vont s’adjoindre un certain nombre d’aristocrates issus du monde politique et des affaires (les nobles ayant le droit, sans déroger comme en France, de faire du commerce). La Maçonnerie qui voit le jour est une forme d’« Eglise » de la classe bourgeoise et de certains milieux aristocrates réformés, autour d’une idéologie qui transcende les différences : par exemple, le concept de «Grand Architecte de l’Univers » inventé par le philosophe irlandais John Toland, qui par sa capacité d’y mettre ce que l’on veut (comme un repas « à la carte » au lieu d’un menu imposé !) donne satisfaction à tout le monde ! A partir de cette époque, étrangement, nous allons aussi assister, en Grande-Bretagne, à la naissance, (la Franc-Maçonnerie étant prise comme modèle), du club et de sa fonction sociale de rassembler des personnes (hommes en général ! Avec parfois, tardivement, une mixité encore très minoritaire) qui partagent des origines et des aspirations communes, ce qui ne mettrait pas en péril la base même de la fonction de rassembler des hommes issus de la même sociologie et que ne séparent plus finalement quelques nuances religieuses ou politiques sans grande importance réelles, tandis que le « pub » sera le milieu mixte où tous les milieux se rencontrent. C’est plus sur l’accord sociologique qu’idéologique que le postulant est « reconnu comme tel » !

Cette approche sociologique de la Maçonnerie n’est évidemment guère contestable : depuis sa création, le recrutement s’est opéré dans des milieux similaires où l’adhésion de quelqu’un issu du milieu ouvrier fait figure d’exception ou repose sur le désir de faire constater son nouveau statut social quand celui de l’origine est dépassé et vécu comme une promotion. Le populisme ne s’y trompe d’ailleurs pas : historiquement, le communisme et le fascisme ont manifesté une haine sans limites contre la Maçonnerie…

Sociologiquement, dans son immense majorité, la Franc-Maçonnerie recrute, aujourd’hui, dans le vivier des classes moyennes « sup », avides d’une réflexion philosophique que ne leur assure pas, ou insuffisamment, ni le monde du travail, ni la famille, ni les engagements extérieurs qu’ils peuvent avoir et qu’ils souhaitent dépasser par la mise en place d’une autre dimension, une sorte de transcendance au-delà du quotidien.

La Franc-Maçonnerie est le lieu qui peut naturellement répondre à cette aspiration, sous réserve de maintenir l’étanchéité provisoire que créent l’ouverture et la fermeture des travaux. Une sorte de re-création du jardin d’Epicure, où après un temps reposant sur le plaisir de l’échange, sans complexe ni culpabilité d’appartenance, nous retournons plus forts dans le « monde flottant », comme disent les Japonais.

Michel Baron