Le roman maçonnique

En faisant référence ici à une période spécifique, le romantisme allemand des XVIIe au XXe siècles et à une forme particulière, le roman maçonnique, on évoquera une invention esthétique spécifique, ainsi qu’une réflexion d’importance sur la culture européenne..
Les auteurs de ces ouvrages ne sont pas obligatoirement des Maçons.
Jean-Paul Friedrich Richter, l’un des très grands auteurs du romantisme allemand, lui, était Rose-Croix, mais ni Hermann Hesse, ni Thomas Mann ne l’étaient à ma connaissance. Herman Hesse écrivit Le jeu des perles de verre, autre roman maçonnique mais rien, en effet, ne prouve qu’il était initié. Outre l’intérêt éventuel du thème, de l’histoire, qui nous touche éventuellement, je souhaite inscrire cette curiosité du roman maçonnique dans le contexte le plus large de romantisme allemand qui invente une forme contemporaine d’apprentissage de la Culture, la Bildung, avec un objectif d’une grande modernité : inventer la culture de l’individu des Lumières, son universalité et son rayonnement dans le monde.
L’invention de la Bildung s’effectue certes en Allemagne, mais elle fait écho à la grande Révolution Française. Pendant que, comme dans la Grèce antique, la France, nouvelle Sparte, fait la guerre, l’Allemagne, nouvelle Athènes fait de la philosophie. Et l’on ne s’étonnera pas de trouver Hegel avec le groupe de l’Athénaüm qui invente la Bildung. Cette forme culturelle, ce modèle, a encore de nos jours une actualité brûlante.

Commençons par deux Romans :

Jean-Paul : La Loge invisible (1793)
Gustave, fils du capitaine Von Folkenberg et héros de la Loge Invisible est né de péripéties comiques importantes :

– Son père a joué aux échecs la main de la belle Ernestine Von Kner.
– La mère d’Ernestine a mis comme condition que le premier fils né de cette union passerait ses 7 premières années dans un logement souterrain, sans voir d’être vivant, sinon son précepteur, le Génie, qui outre ses qualités, se distingue par sa « céleste beauté ».
Le Génie assurera plus tard à son élève une vie terrestre véritable et profonde.
Bien sûr, ces 7 années correspondent aux périodes probatoires, où l’on descend dans le tombeau, comme un mort, trajet vers les Enfers – 7 est entre 6, chiffre de la mort et 8, celui de la Résurrection. L’enfant re-naît au printemps, le 1er juin, et le Génie lui apprend la musique, puis l’initie au Sol Invictus, le soleil de la religion naturelle. Le génie le rend à ses parents, en lui laissant le signe, qui permettra à Gustave de reconnaître son maître, plus tard.
La nature n’est que le 1er grade d’une ascension vers la cime des hommes hauts, auxquels doit appartenir Gustave.
L’enfant rencontre ensuite son jumeau, son double, qu’il retrouve aussi dans le miroir et dont on perçoit qu’il est l’Autre et le même à la fois.
Après les sens, puis les sensations, Gustave est initié aux sentiments : l’amitié, puis l’amour d’une bergère. L’amitié est comme l’amour, une passion essentielle.
Lorsque Gustave et son ami Amandus seront épris de la même femme, Beata, chacun ne pensera qu’à sacrifier son amour pour assurer le bonheur de l’ami. Amitié-passion, Gustave sera métamorphosé par ce sentiment hissé au-dessus de lui-même.
Face à Gustave se trouve son double – Ottomar, qui représente le côté obscur, le génie qui est habité par le goût du mal. Jean-Paul oppose ces 2 hommes qui aspirent à la hauteur, pour provoquer leur dépassement, et peuvent ainsi accéder au surhumain.
Jean-Paul, Rose-Croix, suggère toutefois que Gustave accèdera à une surhumanité, sorte de réconciliation des hommes avec Dieu.
Le voyage est long, mais à son terme, le moi régénéré, reconstitué, retrouve l’unité universelle.

• Le deuxième roman : Le voyage en Orient (1931) est écrit par Herman Hesse, prix Nobel de littérature en 1946.
Le personnage entreprend de raconter le voyage en orient qu’il accomplit avec courage. Pendant ce voyage initiatique et symbolique, autant que réel, il accompagne des pèlerins, des « éveillés », qui s’acheminent sur les routes de la connaissance. Le 1er voyage est un échec et le groupe se disloque, il perd l’Anneau qu’il avait reçu et son serviteur Léo disparait.
Plus tard, il y aura, avec surprise, les retrouvailles avec l’Ordre. En vérité, Léo en est le Grand Maître et le personnage sera initié à des vérités supérieures. Ce voyage est une voie vers la sagesse, l’accomplissement de soi.

Ces deux romans indiquent, à dire vrai les deux extrémités du roman maçonnique, loin du réel, ou du réalisme, qui tracent un cheminement vers l’accomplissement de soi. C’est ce modèle maçonnique, initié par Goethe, lui-même M.:, qui donne son ossature à la Bildung, la Culture.

La Bildung
Il y a un long cheminement pour faire émerger le Bildung. Le mot lui-même est un équivalent de Culture, exactement le processus d’acquisition de la Culture. Il apparaît chez les premiers romantiques allemands, élèves de Goethe, regroupés dans la ville d’Iéna autour de la revue l’Athénaüm entre 1798 et 1802. Ce concept de Bildung va devenir central dans toute l’Europe du XIXe puis du XXe Siècle.
C’est Martin Luther qui, le premier, utilisera le concept, développé et enrichi au XVIIe. Pour lui, le modèle de la culture d’un peuple est la Bible, qui unifie le peuple juif malgré les dispersions et les tentatives d’assimilation, volontaires ou forcées. La Bible, dit Luther, c’est le voyage des hébreux vers leur devenir. C’est donc la littérature, le roman des hébreux qui fonde l’identité et l’unité du peuple qu’il prend pour modèle, non seulement pour l’Allemagne, mais aussi pour la chrétienté. Cette lointaine inspiration luthérienne marquera le romantisme maçonnique allemand.
Chez Goethe, la Bildung est caractérisée comme un voyage dont l’essence est de jeter le « même » dans un mouvement qui le faire devenir « autre ».
Pour accéder à lui-même, l’Esprit doit faire l’expérience de ce qui n’est pas lui. À la fin du périple, c’est lui-même, enrichi, transformé, mené jusqu’à sa propre identité que l’Esprit retrouve.
Le Grand Tour consiste à aller ou l’on peut, s’éduquer. La Bildung, comme roman, est l’apparente étrangeté du monde, et l’apparente étrangeté du même à lui-même. D’où les polarités qui définissent la Bildung : le quotidien et le merveilleux, le proche et le lointain, le présent et le passé, le connu et l’inconnu.
Toujours la Bildung sera un voyage, qui commence par la mort, l’enterrement, la cave, pour entraîner une renaissance, un cheminement vers les vérités plus révélées, dans l’accomplissement de soi. Lorsque, par exemple, un personnage accède à l’ultime vérité, qui va lui révéler la vérité sur lui-même, il se retrouve finalement devant un miroir : il est celui qui détient les secrets sur lui-même.
C’est Humboldt, devenu ministre de l’Education de Prusse, qui portera le modèle de la Bidung dans l’Université de Berlin (qui aujourd’hui porte son nom). Et ce modèle se répand dans toute l’Europe du XIXe, au point d’être, encore de nos jours, note propre modèle.
De quoi est-il question ? De l’acquisition d’une culture universelle directe, sans hiérarchie, par le sujet citoyen : sciences, lettres, Arts, Histoire, Géographie… c’est encore notre modèle de formation, que l’on songe à la structure des études au lycée, en France ou en Allemagne. Il s’agit bien ici de former l’Homme (l’Humain) nouveau, après les Lumières et la Révolution. Avec un rapport direct au monde, sans hiérarchies aristocratiques ou religieuses.
Ainsi l’on peut dire que c’est le modèle maçonnique qui donne sa structure à notre concept central de Culture.

L’effondrement de la Bildung
La crise de la Bildung et son effondrement au milieu du XXe siècle peuvent être abordés de plusieurs points de vue :
– l’unité de la philosophie, de la philologie et de la littérature, qui faisait l’essence de la Bildung, se défait au milieu du XXe siècle, chaque discipline prenant une totale autonomie. Le concept central disparaît.
Et bien sûr, la critique Nietzschéenne de la Bildung porte essentiellement sur cette perte de sens.
– la pression des courants comme le nationalisme, le culte du peuple, voire de la musique (Wagner) contribuent à faire exploser le concept.
La littérature allemande et autrichienne de la 1ère moitié du XXe siècle est une représentation de cet effondrement de la Bildung et un effort désespéré pour la défendre – ainsi Hesse Le voyage en orient, Thomas Mann La Montagne Magique.
La Bildung était la dernière figure unifiée de la culture en Europe. Après le nazisme, la littérature allemande entre dans un autre espace (ainsi le Tambour de Gunther Grass) .
Le roman maçonnique apparaît ainsi comme une structure narrative théorique, inspirée par le roman voltairien et Goethe, et surtout le modèle de formation à la culture du monde européen, la Bildung. La négation de l’étranger, le culte du Peuple et les nationalismes l’ont rendu désuet, alors qu’il était l’une des perles de la culture européenne.

Pierre Yana