Raconter des bobards pour survivre ou de l'imaginaire comme bouclier

« Mais à partir du moment où, faute de caractère, on court se donner une doctrine, dès l’instant où le crime se raisonne, il prolifère comme la raison elle-même, il prend toutes les figures du syllogisme. Il était solitaire comme le cri, le voilà universel comme la science. Hier jugé, il fait la loi aujourd’hui ».
Albert Camus (L’homme révolté, 1951)

De bonnes trouvailles

On fait de bonnes trouvailles de temps à autres : par exemple tomber sur un ancien roman de Mircea Eliade à la place des ouvrages de cet auteur que nous citons si volontiers dans nos planches. Dans « Le vieil homme et l’officier » paru chez Gallimard en 1977, nous tombons sur un roman où la métaphysique côtoie la réalité sordide de l’histoire. La poésie, l’imaginaire, le mythe ou la folie peuvent-ils sauver l’homme de la brutalité du monde ?
C’est la question que pose Mircea Eliade dans son ouvrage. En fait, y a-t-il un salut pour l’homme en dehors de la mise en place d’un monde personnel parallèle où se mélangent allégrement souvenirs vécus mais reconstruits et invention pure et simple ?

« Mille et une nuits »

Le cadre où l’anti-héros, Farâma, plonge dans un monde Kafkaïen est celui de la Roumanie de Ceausescu et de son système totalitaire. Le vieil homme ancien directeur retraité d’une école primaire de Bucarest, avant le communisme, croît reconnaître dans la rue l’un de ses anciens élèves qui est devenu fonctionnaire de la police secrète du nouveau régime. Heureux de le revoir, il va tenter de renouer des liens pour évoquer ces temps d’enfance qui « sont plus loin que l’Inde et que la Chine ». Mais il est éconduit, son interlocuteur se prétendant issu d’un milieu prolétaire misérable, et n’ayant jamais suivi d’études.
Le fonctionnaire fait suivre le vieil homme et, dès le lendemain il est conduit au siège de la police secrète et plongé dans l’univers abominable du stalinisme où poser une question devient un acte contre-révolutionnaire, d’emblée suspect. Interrogé sur son ancien élève supposé, le professeur évoque le passé, mais en même temps met en route son imaginaire et ses souvenirs sur les contes et les mythes de la Roumanie.
Durant des heures, au fil des interrogatoires et de la rédaction écrite de ce qu’il aurait à dire, il va déclencher un intérêt et un engouement chez les fonctionnaires qui l’interrogent. Nous comprenons alors, qu’inconsciemment, le vieil homme tombe dans la stratégie des « Mille et une nuits » où, la séduction liée aux contes qui n’en finissent pas, lui sauve la vie.
Mircea Eliade met en jeu l’opposition des délires à la folie idéologique. « Rien que le rêve. Ce qui a précédé offre moins d’intérêt » dit l’interrogateur dans une sorte de psychanalyse perverse.

Mircea Eliade

Plus connu en Roumanie pour ses romans plus ou moins gothiques (« Mademoiselle Christina » par exemple), que pour ses études menées en occident autour des religions et de la philosophie («Le sacré et le profane », « Images et symboles », « Traité d’histoire des religions », etc.), Mircea Eliade nous entraîne dans un monde au-delà du miroir. Alors suivons ce magicien des Carpathes !

Par Michel BARON